Sujet de Français
France Métropolitaine - Section ES &S - Juin 2006
I.
TEXTE
Alphonse Daudet (1840-1897),
Lettres de mon moulin (1866)
« La Légende de l’homme à la cervelle d’or »
A la dame qui demande des histoires gaies.
En lisant votre lettre, madame, j'ai eu comme un
remords. Je m'en suis voulu de la couleur un peu
trop demi-deuil de mes historiettes, et je m'étais
promis de vous offrir aujourd'hui quelque chose de
joyeux, de follement joyeux.
Pourquoi serais-je triste, après tout ? Je vis à
mille lieues des brouillards parisiens, sur une
colline lumineuse, dans le pays des tambourins et du
vin muscat. Autour de chez moi tout n'est que soleil
et musique ; j'ai des orchestres de culs-blancs1,
des orphéons2 de mésanges ; le matin, les
courlis3 qui font "Coureli ! coureli !",
à midi, les cigales, puis les pâtres qui jouent du
fifre4, et les belles filles brunes qu'on
entend rire dans les vignes... En vérité, l'endroit
est mal choisi pour broyer du noir ; je devrais
plutôt expédier aux dames des poèmes couleur de rose
et des pleins paniers de contes galants.
Eh bien, non ! Je suis encore trop près de Paris.
Tous les jours, jusque dans mes pins, il m'envoie
les éclaboussures de ses tristesses... A l'heure
même où j'écris ces lignes, je viens d'apprendre la
mort misérable du pauvre Charles Barbara5
; et mon moulin en est tout en deuil.
Adieu les courlis et les cigales ! Je n'ai plus le
cœur à rien de gai... Voilà pourquoi, madame, au
lieu du joli conte badin6 que je m'étais
promis de vous faire, vous n'aurez encore
aujourd'hui qu'une légende mélancolique.
Il était une fois un homme qui avait une cervelle
d'or ; oui, madame, une cervelle toute en or.
Lorsqu'il vint au monde, les médecins pensaient que
cet enfant ne vivrait pas, tant sa tête était lourde
et son crâne démesuré. Il vécut cependant et grandit
au soleil comme un beau plant d'olivier ; seulement
sa grosse tête l'entraînait toujours, et c'était
pitié de le voir se cogner à tous les meubles en
marchant... Il tombait souvent. Un jour, il roula du
haut d'un perron et vint donner du front contre un
degré7 de marbre où son crâne sonna comme
un lingot. On le crut mort, mais en le relevant, on
ne lui trouva qu'une légère blessure, avec deux ou
trois gouttelettes d'or caillées dans ses cheveux
blonds. C'est ainsi que les parents apprirent que
l'enfant avait une cervelle en or.
La chose fut tenue secrète ; le pauvre petit
lui-même ne se douta de rien. De temps en temps, il
demandait pourquoi on ne le laissait plus courir
devant la porte avec les garçonnets de la rue.
On vous volerait, mon beau trésor ! lui répondait sa
mère...
Alors le petit avait grand'peur d'être volé ; il
retournait jouer tout seul, sans rien dire, et se
trimballait8 lourdement d'une salle à
l'autre...
A dix-huit ans seulement, ses parents lui révélèrent
le don monstrueux qu'il tenait du destin : et, comme
ils l'avaient élevé et nourri jusque-là, ils lui
demandèrent en retour un peu de son or. L'enfant
n'hésita pas ; sur l'heure même, - comment ? par
quels moyens ? la légende ne l'a pas dit, - il
s'arracha du crâne un morceau d'or massif, un
morceau gros comme une noix, qu'il jeta fièrement
sur les genoux de sa mère... Puis, tout ébloui des
richesses qu'il portait dans la tête, fou de désirs,
ivre de sa puissance, il quitta la maison paternelle
et s'en alla par le monde en gaspillant son trésor.
Du train dont il menait sa vie, royalement, et
semant l'or sans compter, on aurait dit que sa
cervelle était inépuisable... Elle s'épuisait
cependant, et à mesure on pouvait voir les yeux
s'éteindre, la joue devenir plus creuse. Un jour
enfin, au matin d'une débauche folle, le malheureux,
resté seul parmi les débris du festin et les lustres
qui pâlissaient s'épouvanta de l'énorme brèche qu'il
avait déjà faite à son lingot : il était temps de
s'arrêter.
Dès lors, ce fût une existence nouvelle. L'homme à
la cervelle d'or s'en alla vivre à l'écart, du
travail de ses mains, soupçonneux et craintif comme
un avare, fuyant les tentations, tachant d'oublier
lui-même ces fatales richesses auxquelles il ne
voulait plus toucher... Par malheur, un ami l'avait
suivi dans sa solitude, et cet ami connaissait son
secret.
Une nuit, le pauvre homme fut réveillé en sursaut
par une douleur à la tête, une effroyable douleur ;
il se dressa éperdu, et vit, dans un rayon de lune,
l'ami qui fuyait en cachant quelque chose sous son
manteau...
Encore un peu de cervelle qu'on lui emportait !...
*A quelque temps de là, l'homme à
la cervelle d'or devint amoureux, et cette fois tout
fut fini...
Il aimait du meilleur de son âme une petite femme
blonde, qui l'aimait bien aussi, mais qui préférait
encore les pompons, les plumes blanches et les jolis
glands mordorés9 battant le long des
bottines.
Entre les mains de cette mignonne créature, - moitié
oiseau, moitié poupée, - les piécettes d'or
fondaient que c'était un plaisir. Elle avait tous
les caprices ; et lui ne savait jamais dire non ;
même, de peur de la peiner, il lui cacha jusqu'au
bout le triste secret de sa fortune.
- Nous sommes donc bien riches ? disait-elle.
Le pauvre homme lui répondait : - Oh ! oui... bien
riches !
Et il souriait avec amour au petit oiseau bleu qui
lui mangeait le crâne innocemment.
Quelquefois cependant la peur le prenait, il avait
des envies d'être avare ; mais alors la petite femme
venait vers lui en sautillant, et lui disait : Mon
mari, qui êtes si riche ! Achetez-moi quelque chose
de bien cher...
Et il lui achetait quelque chose de bien cher.
Cela dura ainsi pendant deux ans ; puis, un matin,
la petite femme mourut, sans qu'on sût pourquoi,
comme un oiseau... Le trésor touchait à sa fin ;
avec ce qui lui restait, le veuf fit faire à sa
chère morte un bel enterrement. Cloches à toute
volée, lourds carrosses tendus de noir, chevaux
empanachés, larmes d'argent dans le velours, rien ne
lui parut trop beau. Que lui importait son or
maintenant ?... Il en donna pour l'église, pour les
porteurs, pour les revendeuses d'immortelles10
; il en donna partout, sans marchander... Aussi, en
sortant du cimetière, il ne lui restait presque plus
rien de cette cervelle merveilleuse, à peine
quelques parcelles aux parois du crâne.
Alors on le vit s'en aller dans les rues, l'air
égaré, les mains en avant, trébuchant comme un homme
ivre. Le soir, à l'heure où les bazars s'illuminent,
il s'arrêta devant une large vitrine dans laquelle
tout un fouillis d'étoffes et de parures reluisait
aux lumières, et resta là longtemps à regarder deux
bottines de satin bleu bordées de duvet de cygne.
"Je sais quelqu'un à qui ces bottines feraient bien
plaisir ", se disait-il en souriant ; et, ne se
souvenant déjà plus que la petite femme était morte,
il entra pour les acheter.
Du fond de son arrière-boutique, la marchande
entendit un grand cri ; elle accourut et recula de
peur en voyant un homme debout, qui s'accotait au
comptoir et la regardait douloureusement d'un air
hébété. Il tenait d'une main les bottines bleues à
bordure de cygne, et présentait l'autre main toute
sanglante, avec des raclures d'or au bout des
ongles.
Telle est, madame, la légende de l'homme à la
cervelle d'or. Malgré ses airs de conte fantastique,
cette légende est vraie d'un bout à l'autre... Il y
a par le monde de pauvres gens qui sont condamnés à
vivre de leur cerveau et paient en bel or fin, avec
leur moelle et leur substance, les moindres choses
de la vie. C'est pour eux une douleur de chaque jour
; et puis, quand ils sont las de souffrir...*
1 culs-blancs : oiseaux.
2 orphéons : instruments de musique.
3 courlis : oiseaux dont la taille varie
de celle du pigeon à celle du corbeau.
4 fifre : petite flûte en bois au son
aigu et perçant.
5 Charles Barbara : auteur de romans et
de contes sombres et fantastiques, il collabora aux
mêmes journaux qu'Alphonse Daudet. II se suicida
après la mort de sa femme.
6 conte badin : récit gai et léger.
7 degré de marbre : marche d'un escalier.
8 trimballait : argot pour se déplacer.
9 mordorés : d'un brun chaud aux reflets
dorés.
10 immortelles : fleurs jaunes souvent
employées dans la confection des couronnes
funéraires.
II. Question
Après avoir lu attentivement le texte, vous dégagerez brièvement la morale, puis vous direz à quel(s) genre(s) on peut le rattacher. Vous justifierez votre réponse. (4/20)
III.
Dissertation
« Malgré ses airs de conte fantastique, cette légende est vraie d’un bout à l’autre… » écrit Alphonse Daudet dans la Légende de l’homme à la cervelle d’or.
Vous vous demanderez pourquoi certains écrivains ont recours à la fiction pour transmettre des vérités ou des leçons.